CHAPITRE 14 - QUAND LUCILLE RENCONTRE MARTIN -
Sur la chaussée une voiture suit Lucille de loin. Son conducteur est inquiet. Le passager tente de le rassurer mais sans grande conviction.
- Mais non c’est pas débile de suivre une gosse !
- Pourquoi ? Parce qu’elle sort de l’immeuble qu’on est sensé surveiller avec notre super matos.
- Exactement ! Tu préfères aller dire au patron qu’il est foutu ?
- Non ! Mais je ne vois pas ce qu’elle peut nous apprendre.
Sur le trottoir Lucille suit une rangée de magasins. Leurs vitrines proposent peu de choses qui pourraient attirer son attention. Des batteries de casseroles avec des cuiseurs vapeurs, des soutiens-gorge et des petites culottes en dentelles de Calais, une librairie… Ah tien ! C’est chouette, ça ! Et des portes cochères… en veux-tu en voilà comme dirait Marie ! Une rue croise son chemin. Elle tourne à droite et la suite de portes cochères reprend. Ça pue ! C’est quoi cette odeur ? Du pipi de chien ? Beurk ! Elle découvre en effet des marques sur les murs des immeubles presque tous les deux mètres. A les observer, elle manque de se cogner dans une première poubelle verte. Elle l’évite de justesse en bondissant sur le coté pour mieux se prendre de plein fouet la poubelle à couvercle jaune dans laquelle on trie le papier et les conserves. Décidément, les poubelles sont aussi nombreuses que les gens ici ! Elle se recompose une attitude un peu plus digne en frottant ses coudes et en lissant sa jupe, reprend sa route et arrive face à un square. Tien ! Un jardin dans la ville ! Lucille s’en approche et passe les petites portes métalliques peintes en vert. Un jardin enfermé… En suivant les allées fleuries bien dessinées, elle aperçoit un jeune homme charmant qui ramasse quelque chose parterre avec un sachet en plastique. Puis il se dirige vers une autre poubelle avec difficulté. Difficile à atteindre en effet avec ces longues laisses au bout de son bras tendu. Il promène plusieurs chiens en même temps. Elle en compte huit, et parmi eux, un plus jeune et de la même couleur que celui de Mme Dumont. Elle se lance alors à vive allure à travers les allées bordées et entretenues en évitant les collisions avec les promeneurs et même avec une poussette qui braille. Quand Lucille arrive près du jeune homme, elle s’arrête et constate que le jeune chien n’est pas le chiot. Elle est trop près de lui maintenant pour ne pas engager la conversation, les huit chiens et le jeune homme l’observant sur leurs gardes.
- Salut !… Vous n’auriez pas vu un jeune chien ?
Le jeune homme est sur la défensive.
- C’est une blague ? !
Lucille est tout à coup très ennuyée. Sa question était ridicule.
- Pas du tout ! Je cherche un jeune chien dans ces tons là. Et du doigt elle montre un des chiens … J’ai pensé que c’était lui mais c’est pas lui ! Elle prend une grande inspiration … Voilà !… Qu’est ce que tu fais ?
- Au moins c’est direct !
- Ah oui ? !
- Oui !
Elle regarde les chiens en attendant la suite qui ne vient pas
- … Alors ?… Pourquoi tous ces chiens ? L’un d’eux se rapproche, elle se baisse et le caresse.
Martin est encore plus sur ses gardes.
- … Je les promène.
- Vraiment ? ! Lucille relève la tête et le regarde ébahie.
- Oui. C’est au tour de Martin d’être étonné
- … Pourquoi ? Lucille est perplexe
- C’est un job ! Martin est maintenant agacé.
- On te paie pour promener des chiens ? !
- C’est quoi ces questions ? Maintenant il est exaspéré et tendu.
Lucille porte sa main à sa bouche, elle réalise qu’elle est impolie
- Oh ! … elle s’excuse d’une seule traite et parle comme une automate. Pardon, je m’appelle Lucille et je n’avais jamais vu de promeneurs de chiens. C’est un métier que je ne connaissais pas et je n’ai pas voulu vous déranger. La curiosité a été plus forte que moi ! Je vous prie de m’excuser.
Martin rassemble toutes les laisses des chiens impatients de continuer leur promenade avant qu’ils s’emmêlent en se tournant autour.
- Bon… d’accord ! Moi c’est Martin.
- Enchantée ! Elle lui tend la main mais il l’ignore. Alors elle l’agite comme pour chasser une mouche invisible. Je peux t’aider ? !
- Non.
Mais Lucille ne s’avoue pas vaincue. Elle fait un geste vague de la main en montrant la direction du chemin.
- Je peux te suivre ?
Martin l’a fixe avec intensité, il ne comprend pas ce qu’elle veut. Lucille mendie comme une enfant qui ferait un caprice.
- Un peu… pas longtemps… Elle insiste, suppliante.
- Qu’est-ce que tu veux ? T’es tombé de la Lune !
- Je sais que c’est une blague…
Martin sourit et prend un air très condescendant. C’est vraiment une gamine !
- Tu n’as vraiment jamais vu de promeneurs de chiens ?
- Non.
Martin tiraille sur toutes les laisses des chiens et reprend sa promenade en lançant à Lucille :
- Bon… OK !
- Alors… je peux ?
- OK… ça veut dire « oui »
Lucille prend un air plein de fierté
- Je sais. Je parle anglais. J’ai un niveau de 3ème ! Ma grand-mère me dit toujours que si je voyageais à l’étranger je pourrai me débrouiller toute seule ! Et aujourd’hui ma grand-tante m’a dit que j’étais l’unique héritière de la famille.
Elle se sent idiote. Mais pourquoi je lui raconte tout ça ? Il est trop beau ! Martin qui commençait à hausser les épaules se ravise au mot « héritière ». Il décide d’être gentil avec cette môme. Après tout je pourrai peut-être lui donner des cours ou autre chose si sa famille a les moyens. Alors elle lui raconte que sa grand-mère est malade et qu’elle habite chez tante Agathe pour toute l’année scolaire. Et puis elle se rend compte qu’elle ne veut pas qu’on ait pitié d’elle et elle change de sujet. Tout en marchant Lucille explique à Martin la tristesse de la pauvre Mme Dumont qui a perdu son chiot. Mais Martin ignore sa blague. Une jolie femme vêtue d’un joli tailleur promenant son yorkshire les croisent à ce moment là. Martin doit retenir vivement tous ses chiens, mais trouve la force de la saluer en souriant mielleusement. La femme lui rend son bonjour et son sourire. Lucille tique un peu sur cet échange. Cette femme est vraiment très belle et bien habillée. Elle se sent un peu « jeune » dans sa petite jupette. Pour récupérer son attention, Lucille raconte à Martin qu’elle s’est donnée pour mission de retrouver ce chiot. C’est extrêmement important ! Martin a l’air de connaitre beaucoup de chiens… Peut-être pourrait-il lui donner un coup de main… ? Peut-être a-t-il des informations utiles… ?
- Tu joues au détective ?
Comme Lucille sent dans le ton qu’il emploie qu’il se moque un peu d’elle. Elle prend la mouche et se justifie.
- Non ! Il faut juste parfois savoir rendre service !
Cette fois c’est Martin qui le prend mal. S’il travaille c’est qu’il a besoin d’argent.
- Moi je n’ai pas le temps ! Tu vois, je suis étudiant et je dois bosser !
Il reprend la promenade avec cette Lucille sur ses talons qui continue de lui poser des questions auxquelles il répond par oui ou par non. Elle découvre avec surprise cette profession citadine et lui a l'impression de parler à une extraterrestre. Oui, il fait tous les jours cette promenade matin et soir. Il lui explique patiemment que les gens en ville sont très occupés. Qu’ils travaillent beaucoup et n’ont pas toujours le temps de s’occuper de leur animal de compagnie.
- Alors ils ne devraient pas en avoir !
- Et pourquoi pas ?
Martin tente alors de lui expliquer que beaucoup de gens en ville vivent seuls.
- C’est du pain béni pour les animaleries. Un gros business !
- Le business c’est ce qui a à voir avec les affaires et l’argent ?
- C’est tout à fait ça ! Je constate qu’effectivement tu comprends bien l’anglais.
Lucille est touchée par le compliment mais son indignation est plus forte.
- Comment peut-on mélanger l’argent et les sentiments ?
- Allo ici la Terre ! Lucille… c’est bien ça ton nom ? Sans te vexer j’aimerai beaucoup te demander d’où tu viens.
- Ça ne me vexe pas. Je viens de la campagne. Et c’est vrai que la ville me donne l’impression d’être sur une autre planète.
Lucille et Le jeune homme continuent la promenade des chiens en ramenant chacun d’eux à son domicile personnel. A chaque immeuble Martin dépose deux ou trois chiens tandis que Lucille patiente en bas avec ceux qui restent attachés à un poteau. Quand il redescend elle décide de recommencer à le questionner.
- T’en as jusqu’à trois dans le même immeuble ? …
- C’est exponentiel.
Lucille est dubitative
- … Je ne comprends pas !
Martin prend un air moqueur.
- Quand un locataire a un jeune chien… …c’est mignooooon… la semaine suivante un voisin s’en est acheté un.
- Moi aussi j’ai un chien ! … Comme je venais vivre en ville je ne l’ai pas pris avec moi… elle a l’air de s’en excuser. Même si j’avais connu ton métier… je sais qu’il est bien mieux à la campagne !
- C’est bien vrai.
- Je ne comprends pas les gens qui ont des chiens en ville ! A quoi ça leur sert s’ils les font promener par d’autres… excuse moi… mais en plus tu es complètement débordé… Quand ils rentrent tard, c’est toi qui ressors leurs chiens ?… Et partant du principe que l’on considère le chien comme « le compagnon » de l’Homme… pourquoi les gens ont-ils des chiens en ville ?
Martin répond avec l’air autoritaire de celui qui maitrise bien le sujet.
- Parce qu’ils les aiment.
- Comment ? ! … Ce n’est pas ça « aimer » ! Lucille est choquée.
- C’est pas comme ça qu’ils pensent. Quand ils rentrent abattus du bureau … ils passent devant l’animalerie en sortant du métro… Ils se disent pourquoi pas ! ?
- … Je ne comprends pas? ? ? Lucille s’arrête de marcher.
- Le magasin reste ouvert assez tard… Le commerçant connaît bien son affaire… les gens sont fatigués… ils se sentent seuls, il fait nuit… derrière la vitrine il y a cette boule de poils qui jappe en silence … alors les clients entrent et … là… c’est le piège… ils touchent les bébés chiens si doux… si chaud… c’est rassurant… réconfortant !
- Ça leur rappelle leur doudou… Lucille sourie le regard dans le vague comme pour happer par un lointain souvenir.
- C’est ça !… Ces petites bêtes… elles vous aiment. Il regarde les chiens qui tirent sur leur laisse… elles vous léchouillent… vos doigts s’habituent à l’idée de le tenir contre vous… une petite bête… au cœur battant d’amour… …rien que pour vous.
Il se met la main sur le cœur. Lucille est étonnée.
- Et ça marche ? ! Ils achètent ? ! Vraiment ? !
La patience de Martin s’amenuise au fil des questions, il répond exaspéré.
- Oui… Je te l’ai dit… Le gars de l’animalerie connaît bien son affaire ! Il pousse à la vente ! Pareil pour les enfants capricieux … et celui-là… le jeunot…
Il lui montre le chien que Lucille avait pris pour le chiot de Mme Dumont.
- … c’est un cadeau empoisonné… ils l’on offert à un vieux ! On a honte de les laisser tout seul… on s’achète une bonne conscience. Il continue comme pour lui-même… c’est assez récent comme phénomène…
- Je ne comprends pas…
- Ils n’ont plus le temps de passer du temps avec les personnes âgées !
- Ce n’est quand même pas pareil !
Martin devient alors ironique.
- Le chien a d’autres utilités !
- Je ne comprends pas !
Martin la regarde alors avec insistance. Il joue la comédie et en rajoute pour se moquer d’elle.
- Un animal de compagnie affamé ça hurle… si le vieux meurt, il aura faim avant que le cadavre ne sente mauvais… Un chien c’est un « compagnon sirène »… ça prévient les voisins…
Lucille prend cette remarque au pied de la lettre alors qu’ils arrivent devant l’entrée du métro marquée par un grand « M » jaune. Une animalerie est située juste en face et les chiens aboient en approchant de la vitrine.
- A la campagne, il te bouffe comme une charogne…
- T’es dégueulasse…
Martin ne s'attendait pas à ça. Il fait demi-tour et reprend sa route en laissant Lucille derrière lui. Lucille restée plantée comme un platane se justifie.
- Mais c’est pas moi… c’est la nature… je te jure que je ne suis pas une fille dégoûtante, je suis juste réaliste…
Mais il ne tourne même pas la tête. Elle regarde les chiots dans la vitrine. Lucille est curieuse de voir si Martin a raison.… Voyons à quoi ressemble ce commerçant profiteur!